Proust Et La Photographie

INTRO

 

Peu de livres, même parmi ceux que l’on n’arrête pas de lire, ont la chance de bénéficier d’une édition totalement repensée, pour le contenu comme pour la forme. Si, par une de ces coïncidences qu’il faut bien nommer objectives, un tel livre a par-dessus le marché la résurrection pour thème principal, comment ne pas remercier et l’auteur et l’éditeur d’avoir joué à fond le jeu et de nous avoir offert un volume vraiment neuf, qui fait revivre et respirer un texte depuis longtemps introuvable tout en faisant émerger, par la grâce et l’intelligence d’un montage discret mais novateur, quelques-unes des significations que le passage du temps aura aidé à rendre plus lisibles.

 

2Au cœur du texte de Jean-François Chevrier se trouve un projet aussi simple que radical : démontrer, textes à l’appui, que la photographie – l’acte aussi bien que son produit et sa lecture – n’est pas un simple thème, mais un des modèles structurels de la Recherche. On sait que Marcel Proust, dans sa quête de métaphores pour désigner adéquatement son travail se faisant, avait proposé les deux images de la cathédrale (comme structure finie d’ensemble) et de la robe (en référence à la construction par petits bouts accrochés à un tout inachevé). Bien que connu au niveau thématique (le médium joue un rôle certain dans le récit et la vie du narrateur) ou philosophique (il intervient aussi dans la mise au point de la théorie de la mémoire involontaire), le rôle proprement scriptural de la photographie n’avait jamais été formulé avec netteté. C’est ce qui sera fait par Chevrier, lorsqu’il met en avant une hypothèse très audacieuse de la photographie comme modèle fondamental de la Recherche. Ou « comment Marcel devint écrivain » se métamorphose en « comment Marcel fut aussi photographe ». L’analogie entre les deux pratiques, celle du photographe et celle de l’écrivain, est développée par Chevrier en sept temps, qui l’amènent du regard à l’imagination, à travers, inévitablement, des phases intermédiaires comme celles de la reproduction et de l’inscription.

 

3Le succès du livre n’a pas tenu seulement au formidable culot de l’auteur, capable de proposer d’un coup une nouvelle lecture d’un texte que l’on pensait connaître sur le bout des ongles. Il ne s’explique pas non plus par son côté incontestablement précurseur, puisque cette étude fait partie de celles qui aideront à mieux dégager la thèse, défendue plus tard par Philippe Ortel, de la « révolution invisible » de la littérature au xixe siècle (et il y a chez Proust bien des vestiges des textes de ce siècle), soit de l’influence réelle mais souterraine de la photographie sur l’acte d’écrire. Non moins capitale fut l’aisance de l’auteur à se mouvoir dans un champ photographique et culturel dont on commençait à peine à entrevoir l’exceptionnelle richesse non moins que la très grande cohérence. Chevrier était au courant des expériences les plus récentes, mais il connaissait aussi ses classiques, et il n’avait pas peur de prendre ses distances par rapport à certaines scies du jour. Sa façon de parler de Robert Doisneau, par exemple, allait à l’encontre des mièvreries qui empêchaient déjà de voir les enjeux de son travail, et tout aussi rafraîchissante était souvent la manière de revenir sur les citations les plus connues de Walter Benjamin ou de Charles Baudelaire.

4Près de trente ans plus tard, ces arguments, et en particulier la place d’honneur accordée au rôle de la photographie dans le processus de l’imagination créatrice, tiennent toujours, et le style du livre n’a rien perdu de sa fraîcheur. Les quelques changements que Jean-François Chevrier a apportés à son texte ont surtout à voir avec la nouvelle iconographie, plus « scientifique » et moins « créatrice », mais surtout plus appropriée et finalement plus juste que dans la première édition. À la différence du livre de 1982, la présente édition est en effet plus orientée vers la genèse historique de la Recherche, au sens très large du terme. L’ouvrage se complète ainsi d’une lettre inédite de Proust, envoyée de Venise en 1903, d’une série de documents visuels de Venise réalisés par John Ruskin ou son assistant, et surtout d’une nouvelle analyse de Chevrier lui-même que l’on peut lire comme une nouvelle version ou, plus correctement sans doute, d’une nouvelle interprétation de son texte initial. L’auteur s’attache ainsi à décrire plus en détail les rapports entre photographie et réminiscence, notamment en ce qui concerne le statut du détail, dont le surgissement photographique n’est pas sans faire penser à l’activité de la mémoire involontaire, l’importance de l’articulation entre détail et ensemble ou encore la valeur créatrice du regard « oblique », gage du dépassement de la seule reproduction par les déploiements de l’imaginaire. La lecture très attentive des sources ruskiniennes et de leur réception active par Proust permet de faire ressortir plus clairement encore le primat de la vision. Le point de vue choisi est historiquement plus instruit que l’attaque plus frontale du premier livre, il est plus soucieux des acquis de la recherche sur Proust ou des enseignements de l’histoire de l’art. La visée fondamentale reste toutefois la même : une fois de plus, il s’agit de comprendre ce que signifie l’acte de « voir » et comment cet acte déborde peu à peu dans l’écriture, tout comme il s’agit de faire comprendre, avec Proust et contre certains exégètes qui tendent à renfermer les œuvres littéraires sur elles-mêmes, que la démarche essentielle de l’écrivain est toujours de reconduire le livre à la vie.

5Cette conversion, que vise et à laquelle aboutit toute l’œuvre de Proust et qui se trouve également au cœur de l’analyse de la photographie comme instrument et pratique non pas du seul souvenir mais de l’imagination, gage de la résurrection qui « prouve » le geste littéraire, c’est aussi ce que l’on retrouve dans le livre de Chevrier même. Par les soins de l’éditeur, il se présente en effet comme un ouvrage tenant à la fois de la robe et de la cathédrale. Sans que l’on n’ait tenté d’imaginer quelque équivalent direct ou littéral de ce double référent, un peu à la manière de la Description de San Marco par Michel Butor, cet ouvrage admirablement imprimé n’est pas sans faire penser aux grandes métaphores de l’œuvre proustienne. Car, d’une part, ce livre tient incontestablement de la robe, avec ses nombreuses parties presque indépendantes qui finissent par constituer une somptueuse unité, mots et images confondus. D’autre part, il fait songer également à une cathédrale, non pas vue de l’extérieur, massivement, mais telle qu’on peut la découvrir en se perdant d’un coin à l’autre, sans pour autant jamais s’éloigner del’harmonie tranquille qui préside à ses assemblages souvent curieux. C’est dire que Proust et la photographie est aussi un livre qui peut et doit se lire pour lui-même, comme un exercice littéraire qui résonne du contact avec la Recherche et que répercute la reconstruction de la culture visuelle de la ville de Venise qu’il n’est pas difficile d’entrevoir dans chacun de ses vocables.

 


Chevrier, Jean-Francois. Proust Et La Photographie. L'Arachneen, 2009. ISBN: 9782952930222