“Le plus haut degré de réalité, ne sera atteint que si ces photos écrites se changent en d'autres scènes dans la mémoire ou l'imagination des lecteurs.”
Cette exposition est la première exposition de photographie en Chine d’Annie Ernaux, lauréate du prix Nobel de littérature. Les 14 photographies et extraits de textes exposés sont tous issus de L’Usage de la photo, une œuvre graphique qu'elle a créée avec son compagnon, Marc Marie. Dans ce petit livre, Ernaux et Marie photographient les traces et les scènes laissées dans la pièce par leur passion amoureuse - ce qu’elle appelle « une représentation matérielle du désir », représentation prolongée ensuite dans les textes.
14 photographies en noir et blanc remasterisées, juxtaposées aux textes d'Annie Ernaux, invitent le public à entrer dans cette expérience d’une mémoire intime. À l’entrée de la salle sont projetés des écrits d'Annie Ernaux sur les origines de cette création. De même que les photos sont développées sur du papier photographique, les mots sont également gravés sur une pellicule et projetés – tous portent la marque du temps sous forme matérielle, condensant des moments intimes et éphémères en images et en mots visibles, tout en préservant le sentiment de distance qui existe nécessairement entre l’enregistrement de l’acte et la situation originale :ce ne sont pas des reproductions, mais une traduction des souvenirs.
Au cours de la visite de l’exposition, le public n’est pas seulement un lecteur, mais aussi un témoin oculaire. Il peut convoquer ces scènes dans ses propres souvenirs et expériences personnels.
Annie Ernaux a écrit l'origine de la création de L'Usage de la photo à Cergy, le 22 octobre 2004.
Souvent, depuis le début de notre relation, j'étais restée fascinée en découvrant au réveil la table non desservie du dîner, leschaises déplacées, nos vêtements emmêlés, jetés par terre n'importe où la veille au soir en faisant l'amour. C'était un paysage à chaque fois différent. Devoir le détruire en séparant et ramassant chacun nos affaires me serrait le cœur. J'avais l'impression de supprimer la seule trace objective de notre jouissance.
Un matin, je me suis levée après le départ de M. Quand je suis descendue et que j'ai aperçu, éparses sur les dalles du couloir, dans le soleil, les pièces de vêtement et de lingerie, les chaussures, j'ai éprouvé une sensation de douleur et de beauté. Pour la première fois, j'ai pensé qu'il fallait photographier tout cela, cet arrangement né du désir et du hasard, voué à la disparition. Je suis allée chercher mon appareil. Lorsque j'ai dit à M. ce que j'avais fait, il m'a avoué qu'il en avait déjà eu l'envie lui aussi.
Tacitement ensuite, comme si faire l'amour ne suffisait pas, qu'il faille en conserver une représentation matérielle, nous avons continué de prendre des photos. Certaines ont été prises aussitôt après l'amour, d'autres le lendemain matin. Ce dernier moment était le plus émouvant. Ces choses dont nos corps s'étaient débarrassés avaient passé toute la nuit à l'endroit même où elles étaient tombées, dans la posture de leur chute. Elles étaient les dépouilles d'une fête déjà lointaine. Les retrouver à la lumière du jour, c'était ressentir le temps.
Très vite nous est venue une curiosité, de l'excitation même, à découvrir ensemble et à photographier la composition toujours nouvelle, imprévisible, dont les éléments, pulls, bas, chaussures, s'étaient organisés selon des lois inconnues, des mouvements et des gestes qu'on avait oubliés, dont on n'avait pas eu conscience.
Une règle s'est imposée entre nous spontanément ne pas toucher à la disposition des vêtements. Changer de place un escarpin ou un tee-shirt aurait constitué une faute aussi impossible, pour moi, que modifier l'ordre des mots dans mon journal intime une façon d'attenter à la réalité de notre acte amoureux. Et si l'un de nous deux avait par mégarde ramassé une pièce de linge, il ne la reposait pas pour le cliché.
effectuait généralement plusieurs prises de vue de la scène, avec des cadrages différents pour saisir la totalité des choses éparpillées sur le sol. Je préférais que ce soit lui qui opère. À sa différence, je n'ai pas une grande pratique de la photographie, dont je n'ai fait jusqu'ici qu'un usage épisodique et distrait. Au début il a utilisé le Samsung noir et lourd que je possédais, puis le Minolta ayant appartenu à son père décédé, plus tard un petit Olympus qui a remplacé mon Samsung, défectueux. Tous trois des appareils argentiques.
Un délai d'une ou plusieurs semaines, le temps de finir la pellicule et de la porter à développer chez Photo Service, séparait la prise des photos de leur découverte. Celle-ci s'effectuait selon un rituel:
interdiction à celui qui allait chercher les photos d'ouvrir la pochette
s'installer l'un à côté de l'autre dans le canapé, devant un verre, avec un disque en fond
sortir une à une les photos et les regarder ensemble
C'était à chaque fois une surprise. On ne reconnaissait pas d'emblée la pièce de la maison où la photo avait été prise, ni les vêtements. Ce n'était plus la scène que nous avions vue, que nous avions voulu sauver, bientôt perdue, mais un tableau étrange, aux couleurs souvent somptueuses, avec des formes énigmatiques. L'impression que l'acte amoureux de la nuit ou du matin——dont on avait du mal, déjà, à se rappeler la date——était à la fois matérialisé et transfiguré, qu'il existait maintenant ailleurs, dans un espace mystérieux.
Pendant plusieurs mois, nous nous sommes contentés de prendre des photos, de les regarder et les accumuler. L'idée d'écrire à partir d'elles a surgi un soir en dînant.Je ne me rappelle pas qui l'a eue en premier mais nous avons su aussitôt que nous avions le même désir de lui donner forme. Comme si ce que nous avions pensé jusque-là être suffisant pour garder la trace de nos moments amoureux, les photos, ne l'était pas, qu'il faille encore quelque chose de plus, de l'écriture.
Dans la quantité des photos, une quarantaine, nous en avons choisi quatorze et nous sommes convenus que chacun écrirait de son côté, en toute liberté, sans jamais montrer quoi que ce soit à l'autre avant d'avoir terminé, ni même lui en toucher un mot. Cette règle a été rigoureusement respectée jusqu'à la fin.
À une exception près. Quand nous avions commencé ces prises de vue, j'étais en traitement pour un cancer du sein. En écrivant, très vite s'est imposée à moi la nécessité d'évoquer « l'autre scène », celle où se jouait dans mon corps, absent des clichés, le combat flou, stupéfiant—— « est-ce moi, bien moi, à qui cela arrive ?» ——entre la vie et la mort. J'en ai fait part à M. Lui non plus ne pouvait occulter cela, essentiel dans notre relation durant des mois. C'est la seule fois où nous avons parlé du contenu de nos «compositions», appellation spontanée, provisoire, de notre projet, correspondant à ce qu'elles étaient, au double sens du terme, pour nous.
Je ne peux pas définir la valeur et l'intérêt de notre entreprise. D'une certaine façon, elle ressortit à la mise en images effrénée de l'existence qui, de plus en plus, caractérise l'époque. Photo, écriture, à chaque fois il s'est agi pour nous de conférer davantage de réalité à des moments de jouissance irreprésentables et fugitifs. De saisir l'irréalité du sexe dans la réalité des traces. Le plus haut degré de réalité, pourtant, ne sera atteint que si ces photos écrites se changent en d'autres scènes dans la mémoire ou l'imagination des lecteurs.
Cergy, 22 octobre 2004